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Réflexion autour de la notion de culture d’allaitement ou de non-allaitement

L’allaitement et plus globalement le ma­ternage, s’ils sont des actes intimes et personnels, soulè­vent dans les médias comme dans les familles des débats passion­nés, parfois houleux, où cha­cun semble per­suadé de détenir la vérité. C’est pour mieux comprendre ce qui se joue, ce qui est en jeu, que je vous propose cette ré­flexion autour de la notion de culture, et no­tamment de notre culture française, en y intégrant des notions d’histoire, et d’évolution des mentalités, avant de conclure sur quelques pistes de réflexions.


Qu’est-ce que la culture ?


C’est l’ensemble des règles, des comportements, des attitu­des tellement intériorisés au sein d’un groupe que les indi­vidus n’en ont plus conscience (Levi-Strauss, 2009). Cette culture ne peut qu’être prégnante dans les comportements de maternage et de parentage des tout petits enfants. Les pa­rents reproduisent-ils ce que leurs parents ont fait ? Mater­nent-ils comme ils ont été maternés ? Non, c’est plus com­plexe : des enrichissements, des mutations, des transforma­tions, s’opèrent à chaque génération ; chaque groupe culturel, chaque couple, chaque femme, crée et et réinvente ses manières de nourrir l’enfant… mais dans quelle liberté ? Dans quels champs inconscients de leur culture les mères intègrent-elles ce maternage ? Nourrir l’enfant est une obligation mais en­core faut-t-il bien le faire, pour cet enfant, mais aussi dans le regard des autres (proches, étrangers ou soignants, un sim­ple regard suffit).


Il y a dans l’acte d’allaitement plus que le simple apport de nourriture ; il y a autant de transmission. Transmettre le don reçu de ses pa­rents, transmettre la culture qui nous a élevés, enrichis, nourris, y mettre quelque chose de soi, faire au mieux pour cet en­fant… Dans ces injonctions, la mère vit d’ailleurs parfois des paradoxes, des oppositions. Alors comment opère-t-elle ses choix ?




Il y a les choix conscients, les non-choix inconscients, le vécu, le ressenti, l’histoire de chacun, le discours officiel, les sous-entendus… Mais dans cet ensemble, quel est l’impact des professionnels de santé, comment la parole « sage, scientifique, rationnelle » vient-elle s’inscrire dans le cultu­rel, l’intime, l’histoire individuelle, l’histoire collective ? L’anthropologie et l’entrée de la culture dans cette thématique nous offrent là un début de piste, un début de réponse. Le positionnement du soi­gnant ne peut plus être dans le « il faut, il n’y a qu’à… ». Les femmes ont besoin d’être entendues, d’être écoutées dans le plus profond de ce qu’elles sont, dans la plu­ralité de ce qui les anime. Les vérités scientifi­ques, les sa­voirs médicaux, n’auront ja­mais qu’un faible im­pact sur leur décision, mais aussi sur leur vécu du maternage. Il ne nous appartient pas seulement convaincre des bien­faits de l’allaitement, mais également soutenir, accompagner, aider les femmes à vivre cet échange, ce partage avec leur enfant. Cette proxi­mité n’est plus la norme dans notre culture. Mais l’a-t-elle jamais été ?



Quelle est notre histoire vis-à-vis de l’allaitement ?


De tout temps les mères ont allaité leur enfant, me direz-vous. En France, tout au long du XVIIIème et du XIXème siècles, la bourgeoisie fait appel à des nourrices pour allaiter l’enfant, pour des questions d’esthétisme, d’activité, et de liberté féminines (Bonnet, Legrand-Sébille, & Morel, 2002).


Et si la bourgeoisie le fait, il n’est pas étonnant que cette pratique se répande, ce qui explique pourquoi, dans l’ambiance de l’après-guerre, du féminisme et du scientisme, les biberons et l’alimentation avec un lait industriel ont connu un tel essor. Ce n’était pas une révolution culturelle, mais une simple évolution étayée par la congruence de courants de pen­sée. Le non-allaitement est devenu la norme culturelle des jeunes femmes françaises, entouré d’un ensemble de com­portements de maternage, étayé par des réflexions psycho-so­ciales théorisant le lien mère-enfant dans des concepts de fu­sion/séparation, tentant d’établir des normes culturelles quant à la juste distance à maintenir entre la mère et l’enfant, et la bonne durée d’allaitement.

Mais voilà qu’un nouveau mouvement s’amorce, dans les années 1980. Certaines mères s’appuient sur les travaux de quelques scientifiques, sur les courants « bio », mais aussi sur leur ressenti, leur vécu, et s’opposent à cette culture du non-allaitement. Elles affrontent l’incompréhension de leur mère et de leurs sœurs, elles bravent le monde médical, et réin­ventent des maternages proximaux, des allaitements longs, dans une relation harmonieuse et réinventée avec leur bébé. Pionnières, ces femmes sont à l’origine d’une nouvelle évo­lution. Des associations de soutien se créent, une certaine culture de l’allaitement émerge, et les professionnels de santé y participent.




Qu’en est-il en 2020 ?


Il me semble que les deux cultures cohabitent, celle du non-allaitement restant dominante. Les professionnels de santé ont pris connaissance des travaux scientifiques ; les nombreu­ses publications sont parvenues à les convaincre des réel­s bienfaits de l’allaitement. Certains se sont trouvés confortés dans leur culture d’allaitement ; d’autres ont adopté cette culture. Mais nombreux sont encore les profes­sionnels qui se débattent entre culture du non-allaitement et savoirs théoriques. Ce sont certainement ces différences cultu­relles qui peuvent expliquer, en partie au moins, les disparités du discours tenu au sein de nos maternités françaises. Mais ce regard nous permet de prendre de la distance vis-à-vis de certains comportements, et d’appréhender ces soignants sans jugement, avec comme question sous-jacente celle de l’aide que l’on peut leur apporter. Quelles actions mettre en place pour que tous les soignants travaillant au contact des jeunes mè­res adoptent la culture de l’allaitement ? Les formations suf­firont-elles ? Les groupes de parole et de partage de la pratique me semblent répondre à cet objectif, mais il faudra en­core du temps (Laganier & Didierjean-Jouveau, 2008).



Enfin, dans la population générale, arriverons-nous, comme dans les pays nordiques, à généraliser cette culture de l’allaitement ? Est-il éthique de souhaiter influer sur la culture de tout un pays ? Devons-nous suivre l’exemple de la province de Québec, qui a inscrit dans sa politique de péri­natalité 2008-10 son souhait de concevoir des stratégies pour que l’allaitement, en tant que mode d’alimentation exclusif des nourrissons, devienne une norme sociale inscrite dans la culture ? Avons-nous le droit de souhaiter modifier la culture de nos concitoyens ? Le non-allaitement est aujourd’hui un fait social ; et comme nous l’avons décrit plus haut, il est rela­tif à la culture du non-allaitement de notre pays. Mais dans la mesure où l’augmentation de la prévalence de l’allaitement est aujourd’hui un enjeu de santé publique, que sa pratique est un important facteur de santé pour les mères et les enfants, mais aussi d’économies pour les foyers et la Sécurité Sociale, il me semble légitime de promouvoir sa pratique, et pour cela d’agir sur la culture qui le sous-tend.



Quelques pistes de réflexion


Avons-nous des leviers d’actions, existe-t-il des moyens d’influer sur la culture ? Reprenons la définition de la culture comme un ensemble de normes, de valeurs, de règles qui définissent les comportements attendus. Agir sur les comportements, c’est donc faire varier les normes et les va­leurs. Et dans cette optique, je propose d’agir à trois niveaux :

· Sur l’éducation des futurs adultes : l’enseignement de l’allaitement pourrait être ajouté à celui portant sur la repro­duction, afin d’aborder l’allaitement comme le mode normal d’alimentation d’un bébé humain, et d’apporter des notions de physiologie aux adolescents. Ces informations contribueraient à montrer l’allaitement comme la norme, et donc à modifier le regard culturel des générations à venir.


· Sur la présentation large d’images positives de l’allaitement dans toute la société : l’arrivée de mères allaitantes dans les films, dans les émissions télévisées et dans la publicité est un signe de l’évolution des regards et des opinions. Favoriser leur mise en valeur ne peut que contribuer au changement de culture.


· Et sur une véritable promotion de l’allaitement dans le système de santé. Là encore, la promotion de l’allaitement dans le cadre des systèmes de santé français nécessite plus que de simples formations. C’est un travail en profondeur et de longue haleine qui nous attend. L’appropriation par une majorité de soignants d’une culture acceptant les deux modes d’alimentation, ainsi que des ma­ternages plus ou moins proximaux, la prise de conscience de l’allaitement comme étant la norme et non une alternative intéressante, tout cela nécessite une réflexion de la part de chacun sur ses propres représentations, ainsi que sur son vécu personnel, avant l’assimilation de nouvelles connaissances, et la prise en charge des parents dans un esprit d’accueil, de soutien et d’ouverture, laissant la place à la culture de cha­cun.


En conclusion, ses bénéfices identifiés pour les bébés nous amènent tous à nous prononcer en faveur de l’allaitement. Mais notre culture et nos convictions nous entraînent souvent à énoncer des réserves, et à tenir un discours contradictoire dans les maternités, les crèches, les centres de PMI et les services de pédiatrie. Cette discordance naît de l’affrontement entre la culture d’allaitement et la culture de non-allaitement. Favoriser et développer la pratique de l’allaitement aujourd’hui en France, c’est à long terme rétablir la prédominance de la culture de l’allaitement. Mais la question de savoir si on a le droit de chercher à modifier une culture reste en­tière. En revanche, il me paraît indispensable que les équipes de soins en contact avec les mères et leurs bébés prennent conscience de l’impact de la culture dans le maternage et l’allaitement, afin d’atteindre une ouverture d’esprit leur permettant d’accompagner tous les couples sur le chemin de la paren­talité, et de soutenir les parents, no­tamment les mères, dans leur projet de maternage et d’alimentation de leur enfant, quel qu’il soit.


Pour finir, je souhaite partager avec vous une note positive, en effet j'ai vu ces derniers mois apparaitre dans plusieurs séries et des films des comportements de maternage proximal et d'allaitement.

Et puis, il y a cette loi en préparation : lire la proposition de loi, "L’allaitement maternel : pour une meilleure sensibilisation et plus d’informations,"



Bibliographie

· Bonnet, Legrand-Sébille, & Morel (2002). Allaitements en marge. L’Harmattan.

· Laganier M, & Didierjean-Jouveau C (2008). Maman Bio. Eyrolles.

· Levi-Strauss (2009). George Carbonnier, entretien avec Levi-Strauss. UGE.


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